La Cata.
La langue française est truffée de mots polysémiques, qui peuvent recouvrir plusieurs sens et permettre ainsi aux esprits facétieux de jouer avec leurs sens, de faire des contrepèteries, des calembours, des homophonies (Exemple : quand on voit ce convoi, j’ai envie de m’aigrir)…Ainsi en va-t-il du mot « cataracte » , dont je n’ai vu pendant des décennies qu’un des sens, celui de chute, comme celles de Victoria, du Zambèze, du Niagara… pour le plaisir des yeux. J’ignorais délibérément le second sens, relatif à la vue, un truc de vieux sans doute, bref, je m’en battais l’œil. Vieux, je le devins, si j’en crois le verdict de l’ophtalmologiste tout récemment : « votre cristallin s’est opacifié et il faudra opérer de la cataracte! » Je la regardais en biais, voire de travers et tentais un : « est-ce bien nécessaire ? »
Chez les hommes, les voyants sont au rouge dès qu’il s’agit de toucher à un élément de leur anatomie disent généralement les femmes ; il y a du vrai, certes, mais plus encore pour l’œil, partie sensible, délicate (se mettre le doigt dans l’œil par exemple !) Le fait d’y penser suscita chez moi des images, des idées, parfois fantasmatiques, jusqu’au moment de l ‘intervention. Je lisais Hugo à ce moment-là et un alexandrin de La Légende des Siècles me vint à l’esprit : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn » Penser au premier meurtre et fratricide de l’histoire de la Bible n’était pas banal. Un cold case, avéré, c’est cité « in the Bible »!
Cela ne changea pas mon regard, mes appréhensions.
Je pensais ensuite aux Quinze-Vingts, cet établissement créé en 1254 par Saint Louis pour soigner à l’œil 300 soldats et chevaliers infirmes au retour des Croisades destinées à délivrer les Lieux Saints, à reconquérir Jérusalem occupé par les Ottomans. L’appellation « quinze-vingt » vient d’un ancien système de numération celte, adopté par les Gaulois et les Bretons, quarante se disait deux-vingts en breton et il subsiste encore quatre-vingt en français (ici il faut comprendre 15 x 20 =300). Les combats furent homériques et vouloir libérer le St Sépulcre signifia pour beaucoup la sépulture. Aveuglés par leurs croyances, ils s’étripèrent, s’écharpèrent, s’évidèrent, œil pour œil ! Tous des flous de Dieu ! Les uns hélaient Allah, les autres invoquaient le Christ Alain, les uns en deuil d’œil, les autres en deuil d’yeux. On perdait la vue, mais aussi la raison ! Pour encore plus héroïsme, la légende dit qu’ils auraient été faits prisonniers et qu’on leur aurait crevé les yeux ! Le sort des 300 ne fut ensuite pas très enviable, ils durent subvenir à leurs besoins et l’on voyait ces malheureux la main tendue tenant l’épaule de leur prédécesseur et munis de clochettes se diriger en file indienne vers le centre de Paris pour se poster sur leur lieu de mendicité et rentrer le soir aux Quinze-Vingts. Brueghel, peintre flamand peignit en 1568 un tableau « La farandole des aveugles » qui pourrait illustrer ces moments lugubres d’errance et de déshérence, ces hommes en file indienne grimaçant, démontrant que cette farandole n’était pas une file de joie.
Il y eut au Moyen Âge des inventions importantes pour le progrès humain, comme l’imprimerie, les boutons ou la boussole, mais l’une d’entre elles, celle des lunettes, que l’on voit apparaître sur les tableaux de maîtres au Moyen-Age fut décisive à maints égards: « il n’y a pas vingt ans que l’on découvrit l’art de faire des lunettes qui permettent de bien voir ; un des meilleurs arts qui soient et des plus nécessaires au monde… ». Ainsi s’exprimait le dominicain Jourdain de Pise en 1305 au cours d’un prêche en l’Eglise Sainte Marie-Nouvelle à Florence (cf « Le Moyen -Âge sur le bout du nez » Chiara Frugioni. Ed Les Belles Lettres). Au début, ces binocles furent certainement des « culs de bouteille », des lorgnons qui serraient le nez, des bésicles inconfortables et sommaires, mais qui, après remaniements, améliorèrent les conditions de travail des moines copistes entre autres. Que n’eût-il porté des lunettes adéquates, ce moine facétieux ou distrait qui recopia « vœu de chasteté » au lieu de « vœu de charité » dans les textes de référence ! Funeste erreur, notre vision du monde en eût été changée : on aurait pu zieuter par l’œilleton sans barguigner, aimer le judas, jeter un œil égrillard sur les arrangements polissons, se rincer l’œil sans risquer la damnation éternelle, faire des œillades en toute impunité, voir la poutre dans l’œil du voisin et lorgner la voisine, sans lui faire tourner de l’œil. Vivre avec moins d’entraves en somme…
Je me suis donc fait opérer des deux yeux, j’ai depuis un cristallin artificiel (un implant intra-oculaire dans chaque œil) et mes appréhensions sont désormais vaincues : on donne un coup de collyre et ça repart, sans pourtant vouer un culte à St Laser ! Je reste admiratif et respectueux devant ces artistes de la précision chirurgicale, ces gens qui « réparent les vivants » (Réparer les vivants de Maylis de Kerangal Ed. Verticales), avec minutie et dextérité, capables de vous remplacer un cristallin en vous incisant l’œil sans douleur véritable, avec pour anesthésie locale une simple instillation de gouttes. Respect. Comment soignait-on avant, avec quels instruments, quelle anesthésie ? Brrr ! Je repense par association d’idées à l’affiche du film de Luis Bunuel «Le Chien andalou »! (cet œil en gros plan incisé en biais par une lame de rasoir). Je n’aurais pas dû, comme je n’aurai pas dû me rappeler que Bachar el Assad a fait des études d’ophtalmologie avant de devenir ce qu’il est… ; j’aurais mieux fait de penser au poème d’Aragon « Les yeux d’Elsa » (ou « les mirettes de la môme », façon Audiard), beaucoup plus apaisant.
Un conseil pour conclure : si, pendant l’opération vous entendez le chirurgien répéter comme un mantra « Vous verrez, ça ira » ouvrez l’œil (ce ne sera pas dur) et ouvrez les deux, même si le même chirurgien vous susurre : « je vais vous en mettre plein la vue ». Enfin, quand vous recevrez le compte-rendu opératoire, même si cela s’est très bien passé comme pour moi, vous aurez peut-être un début de chaud effroi quand vous lirez les trucs auxquels vous avez échappé : » injection intracamérulaire de produit viscoélastique », « cracking et aspiration des quartiers », « incision principale tunnellisée au couteau 2.4 mm » ou plus champêtre « hydrosuture des berges «. La poésie est partout, même dans les blocs opératoires ! Mais elle mène à tout, même à la guérison.
Devient-on plus clairvoyant pour autant après tout cela ? Indéniablement on voit mieux, mais le changement de « support » ne change rien à ce que l’on observe : des malheurs du monde comme des petits bonheurs du quotidien. Seule ombre au tableau : lors des admissions, j’ai entendu parfois, « dépassement d’horaires » sans bien en comprendre le fondement. Renseignement pris, il s’agissait de « dépassements d’honoraires ». Ayant réglé mon problème d’acuité visuelle en 2021, va-t-il falloir en 2022 régler celui de mon acuité auditive ? A bon entendeur !
Joël Jamet - 2025